Cet opuscule contient deux articles d’Hannah Arendt sur la condition de réfugié et les droits de l’homme, assortis d’une longue préface lumineuse d’Emmanuel Alloa. Que les réfugiés « soient contraints à des demandes de « naturalisation » devrait servir de rappel à tous ceux qui se bercent d’illusion qu’existeraient quelque part des droits naturels. » Arendt démontre que la logique universaliste des droits de l’homme repose sur une contradiction constitutive.
Par un de ses tours ironiques et cruels dont l’histoire a le secret, cet opuscule a été édité en France un an avant le déclenchement d’une nouvelle guerre en Europe.
Emmanuel Alloa, professeur de philosophie à Saint Gall en Suisse, traduit et présente deux articles de philosophie politique d’Hannah Arendt « Nous les réfugiés » et « il n’y a qu’un seul droit de l’homme ». La longue préface qui ne représente pas moins du tiers de ce petit livre permet à la fois de contextualiser et d’expliquer les deux textes d’Hannah Arendt qui restent d’une grande actualité.
Ces articles d’Arendt datent respectivement de 1943 et 1949. Aujourd’hui, l’appréciation critique d’Arendt des droits de l’homme relèverait d’un blasphème fâcheusement compromettant. Cependant, avec le recul du temps, il est permis de s’interroger avec elle à une plus haute altitude.
Hannah Arendt a vécu une double proscription. La première, au sens propre, en étant victime de l’ignoble persécution des juifs en Europe, la seconde, sur le plan intellectuel. Jeune, elle dut affronter sa séparation de Martin Heidegger, philosophe controversé du fait de sa compromission avec le nazisme. Au soir de sa vie, exilée aux USA, elle subit l’incompréhension de ceux-là même dont elle partageait le sort de survivante. Elle osa soutenir qu’Adolf Eichmann, l’organisateur de la solution finale, n’était point un monstre extraordinaire, mais une figure trivialement banale du mal. Il lui a été aussi reproché de constater les similitudes entre les régimes Nazis et Soviétiques. Hannah Arendt symbolise cruellement la difficulté pour un intellectuel de faire entendre une voix contradictoire dans l’univers belliciste à caractère civil qui gouverne la planète depuis le XXe siècle.
Il est indéniable que les deux guerres mondiales du XXe siècle ont radicalement bousculé les totems intellectuels. Ces guerres ne se sont jamais vraiment achevées. La guerre froide, les guerres coloniales et les guerres civiles qui s’éparpillent sans discontinuer depuis sur la planète, n’ont pas permis d’ériger de nouveaux temples sacrés de la pensée. L’intellect ne peut plus se former dans la disputatio des universités. Jadis, la thèse et l’antithèse devaient s’exprimer dans cet équilibre qui distingue la raison du vulgaire. Au XXIe siècle, l’intellectuel est désormais belliciste. Il se doit d’être engagé. Sa carrière en dépend. Il se voit ainsi privé d’éclairer les débats contradictoires qui sont trop souvent réduits à des « Quiz » organisés par les folliculaires du « mainstream » nourrit par des « Torquemada » dématérialisés.
Nous autres, vieux intellectuels de l’Est, connaissons bien les techniques bellicistes de propagande éprouvées au siècle dernier par le Völkicher Beobachter au nom de la pureté de la race ou de la Pravda au nom de la dictature du prolétariat. Elles sont désormais appliquées en Russie au nom d’une prétendue supériorité de l’Eurasiate masquant la réalité du trop lent déclin d’homosoviéticus (Il n’a jamais rencontré son tribunal de Nüremberg). Nous sommes à présent attristés de devoir constater que même à l’Ouest, ces techniques bellicistes de propagande sont utilisées de façon croissante au nom des Droits de l’Homme.
Pour Hannah Arendt, avant même d’avoir des droits, la reconnaissance souveraine du lien identitaire entre le sujet et une communauté nationale conditionne fondamentalement le droit d’avoir le droit. Les droits de l’homme censés être attachés aux réfugiés sont en réalité inexistants. En ce sens, sur un plan pratique, elle tient la déclaration universelle des droits de l’homme pour une fiction et nous explique pourquoi. Appréhender la condition de réfugié décrite par Arendt donne également à réfléchir sur la confusion entretenue aujourd’hui entre le réfugié et l’immigré. L’apatride n’est pas un migrant comme un autre. La distinction existe en droit positif. A l’heure où près de la moitié de l’activité des juridictions administratives en France est consacrée aux migrants, cette distinction mériterait mieux qu’un tabou ou des discours excessifs.
Emmanuel Alloa a pris l’heureuse initiative de traduire lui-même Arendt à partir des textes originaux qu’elle avait rédigés en allemand. Il s’en explique dans la préface en notant à juste titre que la langue de la philosophe était l’allemand. Arendt n’en devient que plus lisible. Sauf le respect dû à ses traducteurs, il ne peut qu’être constaté que les versions des autres publications de la philosophe souffrent majoritairement des conséquences fâcheuses d’une double traduction linguistique de sa pensée. Ses textes en langue anglaise ont été forgés en allemand. Les publications sont souvent traduites de l’anglais. Cela a sans doute contribué en France à une certaine confusion et expliquerait en partie les controverses suscitées par ses réflexions, ou encore des récupérations ou des critiques maladroites et excessives de sa pensée par les nouveaux « belligérants ».
Il n’y a pas lieu ici, de refaire la préface très pertinente d’Emmanuel Alloa. Nous invitons le lecteur à découvrir cet opuscule succinct contenant les deux articles de la philosophe rendus très lisibles. Ils auront sans doute la surprise de constater que les réflexions d’Arendt sont sensiblement différentes des doctrines dominantes en matière de « réfugiés » et « droits de l’homme ». C’est précisément tout l’intérêt de cet ouvrage qui n’est pas seulement le fruit d’une pensée intellectuelle. C’est aussi le cri sourd de la douleur vécue du déraciné, de l’apatride et du proscrit européen. Un écho à « La lie de la terre » d’Arthur Koestler et au « Journal » de Sandor Màrai, cruellement redevenus d’actualité.
Youri Fedotoff
Pour aller plus loin, sur la complexité contemporaine pratique des sujets évoqués :
- Rapport annuel 2020 du conseil d’Etat « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers».
- Le statut de la Convention européenne des droits de l’homme dans l’ordre juridique de l’union européenne, « débats récurrents et questions à venir », Hélène Gaudin, Agrégée des facultés de droit – Professeur à l’université de Toulouse I Capitol, Directrice de l’IRDEIC, Revue Trimestrielle de Droit européens, Dalloz, 2022, p.27)
Le rapport annuel du CE 2020 est consultable en ligne
L’article de Gaudin n’est malheureusement consultable en ligne que sur abonnement.
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