Ainsi qu’on peut l’observer depuis les élargissements successifs de l’Union européenne à des pays d’Europe orientale et centrale jadis soumis au joug soviétique et libérés depuis la chute du Mur de Berlin et de l’ex-URSS, l’Europe est loin d’être réunifiée. Plus que jamais, un double rideau de fer géopolitique, idéologique, sociologique et historique divise les pays du Continent européen: tout d’abord la « ligne de front civilisationnelle » (pour paraphraser Samuel Huntington) qui sépare et souvent oppose, l’Europe atlantiste-occidentale et la Russie, et ensuite la ligne de haute tension qui oppose politiquement et sépare psychologiquement les pays de l’Europe orientale et centrale (entrés dans l’UE depuis 2004, marqués par le populisme « illibéral » à la Orban), attachés à leur identité chrétienne et marqués par un fort anti-communisme, et, de l’autre côté, une Europe de l’Ouest historique engluée dans son politiquement correct, hostile à l’identité assimilée aux vieux démons. Malgré ce constat, force est de reconnaître que les lignes bougent. Alexandre del Valle a rencontré pour s’en convaincre l’écrivain, publiciste et stratège franco-russo-hongrois Youri Fedotoff, fin observateur géopolitique qui incarne par ses origines ces divisions continentales et qui vient de publier un roman épique (« Le Testament du Tsar, Chaos 1917-1945″*), où la fiction et le fait historique se conjuguent  pour nous offrir un éclairage historique d’Est en Ouest aux origines de l’Europe orientale contemporaine.

Le constat de cette double division du continent européen reste valable et se vérifie chaque jour. Cependant, force est de constater que rien n’est fixe en géopolitique et que les « temps longs de l’Histoire » chers à Fernand Braudel et aux stratèges restent prégnants. C’est ainsi que depuis la visite du président russe Vladimir Poutine au président français Emmanuel Macron au Fort de Brégançon, en août dernier, le dialogue entre la France et la Russie a semblé se confirmer après des années de mésentente, en particulier sous le quinquennat du très atlantiste et « moraliste » François Hollande entouré de russophobes. Les échanges, cette semaine entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine rapportés à la presse au sujet du conflit Syrien et de l’éventualité de la tenue prochaine d’une conférence sur la question ukrainienne renforcent l’impression que le président français est bien plus pragmatique et adepte des temps longs de l’Histoire de la France, allié traditionnel de la Russie. Ce changement d’orientation de la politique étrangère française semble aussi s’étendre à l’Europe centrale, avec la réception de M. Viktor Orbán, premier ministre de Hongrie à l’Élysée le 11 octobre dernier. Le pragmatisme indispensable à la diplomatie semble prendre le pas sur les incantations idéologiques. Mais cette tendance est-elle durable? Seul l’avenir le dira. Notre expert-romancier russo-hongrois continental a son mot à dire à ce sujet, éclairé qu’il est par l’histoire, outil du passé incontournable pour comprendre le présent et envisager les scénarios d’avenir.

Alexandre Del Valle : Dans votre roman, saga épique qui se déroule sur trois continents, et qui traverse une révolution puis deux guerres mondiales, la fiction et le fait historique se conjuguent et les  personnages dont nous suivons les aventures paraissent servir un véritable éclairage historique concernant une Europe orientale encore très mal connue de l’Occident. Dans votre roman géohistorique, conservateurs, libéraux et révolutionnaires incarnés par les familles Trepchine, de Villeneuve et Boulganov, s’affrontent tout au long de cette période tragique du début du XXe siècle. Quelle est l’originalité de votre point de vue d’Est en Ouest ? 

Youri Fedotoff : A l’origine, il y a une interrogation universelle qui perdure encore et qui a été soulignée à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale avec le succès considérable de l’essai de Christopher Clarck «Les Somnambules » : Comment l’Europe relativement en paix, pénétrée des espérances du progrès et qualifiée de « belle époque », a-t-elle pu sombrer dans le plus meurtrier des conflits que l’on ait connus depuis les guerres de religions?… 

ADV : Mais votre livre ne se déroule pas seulement sous la Première Guerre mondiale et la révolution russe ? 

YF : Non, et c’est sur ce point que ce regard d’Est en Ouest est différent. Outre-Rhin et jusqu’en extrême orient, le conflit né en 1914 s’est poursuivi jusqu’en 1945 et au delà. A l’Est, l’armistice du 11 novembre 1918 n’a pas ramené la paix civile comme en Occident. Il n’y a pas eu de récréation entre les deux guerres. Les sociétés allemandes, d’Europe centrale et de la Russie, ont été totalement déstabilisées. Elles ont ainsi connu la guerre civile, le chaos économique, la famine puis une insécurité permanente. 

ADV : Vous ne semblez pas prendre un parti idéologique, ni glorifier une nation en particulier, même si l’on ressent parfois une certaine nostalgie des anciennes monarchie russe et austro-hongroise ? 

YF : Mes parents russes et hongrois ont été acteurs de cette époque. Je suis dépositaire de leur témoignage vivant. Cela me place dans une situation différente de mes compatriotes français. Je n’ai pas un point de vue clinique occidental sur cette époque. La volonté de me dégager du chagrin de la névrose et de l’acrimonie qui sont propres à l’exil et au déracinement m’a porté, en tout cas je l’espère, au-delà des idéologies et des nationalismes. 

ADL : Pourtant, vos personnages sont des incarnations idéologiques puissantes ? 

YF : Les deux confits totalisent environ cent millions de morts. Il faut bien qu’il y ait eu quelques forces idéologiques pour arriver à ce résultat monstrueux. 

Selon le camp des vainqueurs ou des vaincus, naturellement, chacun a ses raisons. Trepchine, le filleul du Tsar, veut rétablir la monarchie en Russie. Son ami Boulganov, adjoint de Trotsky, combat pour le triomphe de la révolution rouge. 

Les de Villeneuve, associés de la banque Morgan, sont des ardents militants pour la démocratie libérale. Ce qui m’a intéressé ici, c’était par conséquent de placer chacun de ces personnages face à l’Histoire et à leurs contradictions en écartant tous manichéismes et tout lieux communs. 

ADL : Identifiez-vous des ressorts historiques fondamentaux ? 

YF : Après le chaos de la première guerre mondiale, la nécessité de rétablir un ordre civil précaire au delà du Rhin a finalement entraîné la dictature Stalinienne en Russie puis Hitlérienne en Allemagne. Le totalitarisme rouge ou brun n’est pas tombé de la lune. Impuissant à vaincre la Russie bolchévique, l’Occident a fini par la reconnaître en 1924 et a commercé avec elle. Après les échecs des démocraties libérales en Allemagne, l’Occident a même un temps considéré Hitler comme un pis allié pour contenir la menace d’une extension bolchévique et n’a pas hésité pas à le soutenir. 

ADL : Malgré le constat de l’échec du traité de paix à la fin de la première guerre mondiale, vous n’accablez pas les figures libérales de votre roman. 

YF : Le banquier Julius Bauman et son associé Pierre de Villeneuve, le diplomate américain, sont des figures mercuriennes. Bauman ne fait pas l’Histoire, il la traverse. Depuis la nuit des temps, sous tous les régimes, aux côtés du souverain, vous trouverez toujours un banquier. Dans le roman, l’optimisme de Villeneuve et la neutralité de Bauman sont bousculés par la contradiction entre leur vision matérialiste angélique du progrès et la réalité du chaos. Ce roman est aussi une interrogation sur le progrès qui reste entière à nos jours. 

ADL : Comment expliquez-vous l’échec de la révolution russe ? 

YF : Le paradoxe c’est qu’en réalité l’échec de la révolution communiste est apparu très tôt, du vivant même de Lénine. Mon parrain, qui était d’une famille d’artistes bien vus par les Bolchéviques, l’a vécu personnellement. Ils étaient restés en Russie. Il m’expliquait qu’il n’y avait rien à manger et que, dans les villes, on était contraint de bruler les meubles pour se chauffer l’hiver… En 1921, face à la famine, Lénine chef du parti bolchévique, a été obligé de recourir à la NEP (Nouvelle Economie Politique). Il s’agissait tout simplement du rétablissement du commerce qu’il avait initialement supprimé par principe en tant que ressort fondamental du capitalisme. Du jour au lendemain, les étals des marchés se sont couverts de victuailles.  

ADV : Vous faites un parallèle entre les dictatures Staliniennes et Hitlériennes ? 

YF : Le fait est que les deux régimes ont collaboré. Dans l’Entre Deux guerres, l’armée allemande s’exerçait en Russie. Par la suite, cette collaboration a été renforcée par le pacte germano-soviétique. Durant deux longues années, de 1939 à 1941, Hitler et Staline se sont partagés l’Europe. Outre les exactions commises de concert en Pologne et en Lituanie, la tentative désastreuse de conquête de la Finlande par Staline a coûté la vie à environ 400.000 soldats russes. Ce pacte a en outre évidemment contribué à faciliter l’invasion de l’Europe de l’Ouest par Hitler. Pour les citoyens d’Europe orientale, les plaidoyers pro domo, qui subsistent encore à propos de ce pacte, sont incompréhensibles. Il s’agit d’une fracture historique et idéologique majeure entre l’Europe de l’Ouest traumatisée par le seul hitlérisme et l’Europe de l’Est traumatisée par les deux, car alors prise en sandwich, d’où l’anticommunisme bien plus viscéral d’un Orban (ou de son homologue polonais Jarosław Aleksander Kaczyńsk) inexistant parmi les dirigeants ouest-européens politiquement corrects.

ADL : En 1939, votre héros Michel Trepchine rencontre un personnage à Paris qui ressemble fort à Arthur Koestler.

YF : Koestler est un témoin inestimable de cette époque. Juif Hongrois, ancien communiste, journaliste, légionnaire, écrivain. Il ressemble au personnage de Zekely dans mon roman. Je souligne que les juifs ont aussi été des combattants et des acteurs importants de cette époque pas seulement en tant que victimes. On croise aussi Joseph Roth et Stéphan Zweig qui avec Romain Rolland font partie du cercle pacifiste d’Antoinette, la mère de Trepchine. Zekely incarne aussi les origines et les valeurs du sionisme de cette époque. Rappelons qu’en France surtout, l’intelligentsia de gauche, à commencer par les adeptes de Sartre, a complètement occulté l’oeuvre et les témoignages concrets et vécus de Koestler, notamment dans son ouvrage majeur, Le zéro et l’infini.

ADL : La Seconde Guerre mondiale vous permet d’élaborer un scénario stupéfiant mais dont les faits reposent sur des faits historiques réels.  

YF : L’opposition d’une partie de l’état major allemand à Hitler est connue. La faiblesse de l’armée rouge au début du conflit aussi. En revanche, peu de gens savent que les Etats-Unis ont aidé matériellement et économiquement la Russie durant le conflit contre l’Allemagne. Cette contribution a été déterminante pour le succès de la Russie soviétique qui, en contrepartie, a payé le plus lourd tribu humain.  Je rappelle à ce propos qu’il existe de réels intérêts objectifs inavoués entre l’Occident et les Soviétiques, dont l’Europe de l’est n’a subi hélas que les conséquences négatives, ce que l’Europe de l’Ouest a du mal à comprendre.

ADL : Vous ne portez pas de jugements moraux ? 

YF : Qui sommes nous pour juger nos parents ? Il m’a semblé plus intéressant de révéler les contradictions dans la politique ou la psychologie des personnages de tous bords que de prendre la posture d’un « procureur de vertu » (pour reprendre la belle expression de Robert Badinter). Dans mon roman, la morale est un domaine réservé au sacré dont j’exprime, du reste, plusieurs  manifestations. Elle n’est pas de nature profane, même si mes héros sont, je l’espère, vertueux au sens antique du terme. Les diamants du Tsar, cachés par Trepchine, servent l’intrigue d’une chasse au trésor tout au long du roman. Ils incarnent la figure morale du caractère à la fois sacré et incorruptible d’une Russie éternelle. 

ADL : Votre roman n’est pas seulement un récit martial, vos personnages incarnent une transition brutale entre le passé et la modernité. 

YF : Il faut bien comprendre que toute la société européenne se délite. La Russie sort de la féodalité, la transition compromissoire entre l’aristocratie terrienne et la bourgeoisie « Biedermayer » patiemment construite par les Habsbourg en Europe centrale s’écroule. Les rêves de puissance de Bismarck aussi. 

En France, la troisième république, pourtant si prodigue, s’effondre lamentablement. Les hommes et les femmes qui ont vécu cette époque ont tous dû affronter de terribles changements. Ils sont écartelés entre des traditions désuètes et des espérances irréalistes. Antoinette est pacifiste mais elle soutient le combat de son fils. La princesse Tin incarne une hyperpuissance féminine revêtue d’une armure guerrière. Les femmes combattent dans l’armée rouge, tel Marina et Irina. A l’inverse, Ilona la pianiste, tente de s’évader dans la musique avec son amant chef d’orchestre mais est rattrapée par l’enfer concentrationnaire. 

ADL : En quoi se roman peut-il aider à comprendre l’Europe orientale et la Russie d’aujourd’hui ? 

YF : Les cents millions de morts des deux guerres du XXe siècle, sans compter les guerres coloniales, sont le produit d’affrontements idéologiques. La politique, comme le rappelait Talleyrand, doit répondre aux nécessités. L’Europe orientale et la Russie en particulier sont fatiguées du messianisme idéologique de l’Occident pour lequel elles ont payé un tribu incomparable au XXe siècle. La Russie et l’Europe orientale sortent d’un très long parcours douloureux. Elles ont davantage besoin de considération que de leçons. Pour cela, il faut d’abord étudier l’histoire des pays européens et leur culture. C’est l’effort nécessaire pour éviter des lieux communs et des jugements excessifs. Il faut d’abord apprendre à dialoguer, il est urgent d’arrêter d’insulter les leaders de l’Europe orientale, le terme de « populisme » étant selon moi une insulte.

Lire l’article sur Atlantico :

https://www.atlantico.fr/rdv/3581703/un-regard-d-est-en-ouest–geohistoire-de-l-europe-orientale-contemporaine-alexandre-del-valle-

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