L’article a été initialement publié sur sens.fr d’où l’évocation d’un magazine féminin
Le choix de Cicéron pour traiter de l’amitié dans un magazine féminin peut paraître bien surprenant. Le philosophe Jacques Derrida et les féministes n’ont-il pas souligné l’aspect phallocratique de l’amitié ? Précisément, une approche moderne de l’amitié pour un lectorat féminin ne saurait la cantonner dans les niaiseries pseudo sentimentales qui lui ont été si longtemps servies en prétendant l’en écarter.
Cicéron met en scène un dialogue qui évoque l’âge d’or de la république Romaine, lorsque les affaires étaient menées par de petit groupe d’hommes, liés entre eux d’amitié. Le dialogue restitué est une forme littéraire à laquelle nous ne sommes plus habitués. Puisse le souvenir des soirées prolongées de notre adolescence où nous questionnions le monde en chuchotant, nous ramener le plaisir naïf de l’interrogation sur la « vertu ». Pour Lelius, personnage principal mis en scène par Cicéron, elle est le socle de l’amitié. L’historien Pierre Grimal résume : C’est à la fois une leçon pour les contemporains et un programme politique fondé sur cette piéta qui unit théoriquement les citoyens entre eux ; elle est une forme élective portée à son plus haut degré. Il faut que la cité se retrouve en elle comme dans un miroir que le temps n’a pas terni. Ainsi, loin de caractériser une finalité individuelle, l’amitié est ici appréhendée comme ciment social nécessaire à la vie en collectivité. Mais Rome est trop loin de notre époque pour s’extasier comme s’il ne s’était rien passé depuis deux mille ans.
Lorsque Cicéron écrit « de l’amitié » au soir de sa vie (44 av. j.c.), la république Romaine s’est écroulée. Désormais la conduite de la cité sera dévolue à la dictature. Ce petit traité, étrangement décousu pour un auteur qui reste l’ancêtre des avocats, ferme le cycle de la réflexion antique sur l’amitié qui avait illustrement commencé avec l’Etique à Nicomaque d’Aristote.
Saint Augustin définira l’amitié comme amour chrétien. À la renaissance, le scepticisme de Montaigne s’efface étrangement devant un sentiment fusionnel quand en Italie Machiavel l’ignore. Au Grand Siècle, La Bruyère oppose le cœur et l’amitié, Molière ironise et La Fontaine moralise. Par la suite, Voltaire aphorise. L’amitié n’échappera pas aux dissections scientifiques du 19ème siècle sous les bistouris de Kant et de Schopenhauer. Au 20ème, les laboratoires totalitaires voudraient la réduire, mais elle les dépasse. Au tournant du millénaire, Hannah Arendt et Jacques Derrida ramassent le flambeau de Cicéron en explorant l’amitié au sens politique. La première en démontrant que son abandon conduit au totalitarisme, le second, en livrant une contribution renouvelée à l’Ethique à Nicomaque. Tout ce passé éloigné et récent des réflexions sur le sujet, loin de l’affaiblir, nourrissent l’héritage d’Aristote transmit par l’antique Consul pour lequel, fondamentalement : L’amitié est nécessaire à l’homme de bien, elle se construit sur la vertu.
La vertu est un terme désuet dans le vocabulaire courrant, mais point ses composantes cardinales: le courage, la prudence, la tempérance et la justice.
Existe-t-il une femme de bien à l’instar de l’homme de bien ? L’amitié est-elle accessible aux femmes ? Nécessairement ! aurait répondu Fénélon soutenu par Madame de Maintenon grands architectes du traité d’éducation des jeunes filles dont le retentissement jaillissait jadis sur toutes les sociétés d’Europe. Certainement pas ! Aurait dicté Napoléon Bonaparte, l’époux blessé, en inscrivant durablement la mise sous tutelle de la femme au code civil.
Pour autant, si la vertu est fondamentale, l’amitié doit-elle nécessairement être imprimée en obligation ? L’amitié se nourrit d’une réciprocité équilibrée mais elle n’est jamais acquise. Aussi, il serait bien peu vertueux de tenter de l’inscrire dans un contrat. Si la licence s’oppose à la vertu, la liberté en revanche est son alliée. Et, puisque nous rendons hommage à un grand juriste, il sera permis de conclure en citant un de ses descendants nous livrant un écho frappant de son traité. Robert Badinter questionné par Bernard Pivot sur les liaisons dangereuses de François Mitterrand avec René Bousquet répondra : « Mitterrand était mon ami, je l’aimais beaucoup, nous nous sommes parlés sur cette affaire et ça ne regarde personne. C’était lui et c’est moi ; c’est un rapport à un ami mort. Que l’on ne compte pas sur moi pour me lancer dans cette direction….Quand on a aimé quelqu’un, un homme ou une femme, vraiment, et moi j’ai beaucoup aimé François Mitterrand; ce n’est pas à vous de jouer les procureurs de vertu ».
Youri Fedotoff
Pour aller plus loin :
Sur Cicéron :
– « Cicéron » Pierre Grimal, éditions Fayard ;
– « Cicéron » Clara Auvray-Assayas édition « les belles lettres » ;
Sur l’amitié :
– Courtepointe de l’amitié entre femmes, le cœur pensant, par Èlaine Daudet, www.sisyphe.org
– Hannah Arendt, Vie Politique, Gallimard 1974 ;
– Frère Marie Benoit Bernard, l’amitié chez Aelred de Rievaux et Augustin, collectanéa cisterciensia 62 (2006) 48-5 citeaux.net/collectanea/bernard.pdf
– Robert Maggiori, entretien avec Jacques Derrida, politique de l’amitié, Libération 24 novembre 1994 ;
– Christine Février ,Cours de Philo en ligne « thème de l’amitié » : http// pierre campion2.free.fr février.htm
– Bernard Pivot reçoit Robert Badinter, sur son amitié avec François Mitterrand, Bouillon de Culture, 11 avril 1997, vidéo ina.fr