En 1939, Maurice GARCON est un avocat quinquagénaire dont la réputation est établie. Il est au nombre des grands ténors du 20e siècle. Son buste figure désormais au Palais de justice de Paris. Académicien mondain passionné de théâtre, la publication bien tardive de ces journaux tracés sur le vif durant l’occupation nous ramène à une réalité désagréable. Quand la « justice » devient monstrueuse elle n’est pas sensationnelle, elle est trivialement hideuse. Ces pages restituent brutalement des faits au jour le jour par un esprit lucide qui n’épargne ni les autres, ni lui-même.
L’auteur nous dépeint l’acidité des rapports entre gens de lettres, la haine vigilante des confrères, la lâcheté des magistrats et la veulerie abjecte du personnel politique. C’est une description cruelle d’une réalité ordinaire qui à force de lâchetés cumulées crée le Léviathan.
Surtout, Garçon pose LA question à laquelle il semble chercher tout au long de ses journaux une réponse. Comment a-t-on pu en arriver là ?
L’auteur ne cherche pas de bouc émissaire. Il ne fait pas le procès d’un système. En revanche il n’épargne pas le comportement des individus. Il s’interroge sur lui-même et ses propres faiblesses avec une rare franchise. Les magistrats bien sûr sont ses cibles favorites. Cependant, le narcissisme pédant de certains de ses confrères concurrents est aussi dépeint au vitriol. Enfin, les hommes politiques ou de lettres ne sont pas épargnés. On est bien loin des légendes de la « résistance » et c’est le portrait d’une société oubliée. En dehors de quelques marins érudits fervents des récits de bataille navale qui se souvient encore de l’académicien Claude Farrère ? – dont la sénilité est dépeinte avec une férocité décapante. Il faut bien constater que l’élite à laquelle appartient l’auteur est totalement prisonnière de ses compromissions. Comme Maurice Garçon, les notables qui vivent à Paris durant cette époque adoptent pour la plupart une position de spectateur prudent préférant distiller intérieurement le poison de l’acrimonie plutôt que de prendre le risque de tout perdre en s’opposant ouvertement. Ce sont les murs de cette prison invisible et les comportements méprisables qu’elle induit, que dépeint Garçon.
Dans ce contexte, ses efforts pour être admis à l’académie Française apparaissent dérisoires. Certes, il y a les révoltes individuelles. Les protestations courageuses de l’avocat contre la justice d’exception et parfois des succès honorables. Mais que pèsent les initiatives de l’auteur et celle d’une minorité de confrères et de magistrats qualifiés « d’honnêtes » ? La majorité est lâchement résignée. La légende d’un conseil de l’ordre des avocats résistant face à Pétain est cruellement démentie par le récit de la réalité ordinaire et ne fait que confirmer ce qu’en a écrit Robert Badinter. La France est vaincue, son élite est sidérée. Les journaux de Maurice Garçon poussent le cri d’une totale incompréhension. La sidération est tellement profonde que la perspective de la libération par les armées alliées et de Gaulle sont mises en doute. On a oublié combien la défaite de 1940 a marqué au fer rouge de la honte la génération des hommes murs de cette époque. Ils n’en ont pas compris les causes. Hébétés, ils ne distinguent aucun avenir. L’incompréhension notée par Maurice Garçon devant les « surprises parties » tapageuses organisées par ses enfants à la fin de l’occupation nous rappelle aussi combien cette guerre a accentué la rupture générationnelle entre l’avant et l’après.
La publication des journaux s’achève le 9 mai 1945 en nous laissant sur notre faim. Il faut pourtant se faire une raison. La plupart des élites qui ont traversé cette époque en spectateur et qui y ont survécu n’ont pas sombré dans l’alcool ou dans la drogue. Elles ne se sont pas enfermées dans des monastères. Elles n’ont pas émigré. Il est vrai que le Général de Gaulle les a institués en Vainqueurs… Aujourd’hui encore, leurs descendants doivent vivre avec cette lourde injonction. Aujourd’hui encore, la France détourne son regard de cet héritage encombrant en tentant, au mieux, de se draper dans un voile de pudeur, au pire, de nier une réalité.