Publié initialement sur : sens.fr
Nicolas Bouvier, peu connu de son vivant nous laisse parmi ses œuvres un récit de voyage hors pair. A Genève, le jeune étudiant est doué, imaginatif et ses conférences littéraires sont prisées. Son enfance Helvétique enfermée par la guerre le pousse au voyage.
Au début des années 1950, à l’aube de leur vingt ans, Nicolas Bouvier et son camarade Thierry Vernet, artiste peintre vont parcourir un périple de 17 mois des Balkans jusqu’aux Indes. Ils partent chargés d’un bagage minimum dans une petite voiture d’occasion avec pour tout viatique de quoi vivre chichement trois mois.
Pour commencer à percevoir cet « ailleurs » rêvé, il faut aller à « l’autre » non seulement par loisir mais par nécessité. Cet « autre » est rarement un prince magnanime, un paysan charitable, un « bon sauvage ». On ne vit pas de charité. Seuls des échanges permettent d’ouvrir les portes et d’assurer le viatique.
Sans érudition et une capacité exceptionnelle à percevoir ses interlocuteurs Bouvier n’aurait pas pu dispenser des conférences rémunérées à Téhéran sur Stendhal, ni adapté le « chat botté » pour ses élèves de Tabriz. Vernet aura l’humilité de répondre à la commande des dancings et des bars de Quetta, en peignant sur leurs murs des fresques de plantureuses « Goulu » ! Mais pour aller à « l’autre » il ne suffit pas d’être érudit, talentueux et humble. Il faut être curieux. Il est frappant de constater que nos voyageurs abordent les environnements successifs dépourvus des préjugés qui corrompirent trop souvent la pensée au XX siècle.
Assurément il semble que la neutralité Suisse ne soit point une légende. L’éducation de l’auteur dans un pays indirectement confronté aux violences des passions du siècle lui donne une distance avantageuse. Mais surtout il peut être noté dans la préface ce commentaire d’Alain Dufour : « Nicolas savait capter les émotions les plus bouleversantes chez les êtres les plus simples » Cette qualité transparaît constamment dans l’ouvrage comme un hommage à une curiosité très pure. Cependant, cette pureté n’est pas naïve. Lorsque les protagonistes rencontrent dangereusement en Anatolie des populations hostiles cramponnées à un islam revanchard et obscur Bouvier oppose la figure héroïque de l’instituteur Kemaliste indigent, la sagesse et l’urbanité de certains imams Iraniens et Afghan…
La curiosité impartiale de nos voyageurs permet à l’ouvrage de dresser involontairement un tableau prémonitoire du vaste théâtre des crises qui exploseront trente ans plus tard dans les régions traversées. Au temps de ce voyage, le monde est en pleine guerre froide et en décolonisation. Il fallait un certain courage pour traverser ces Balkans enfermés derrière le rideau de fer et s’arrêter longuement dans cet Iran où couvaient guerre civile et coup d’Etat.
Mais le courage de nos voyageurs, c’est aussi l’exceptionnelle ténacité à pousser dans des cols abruptes leur « Topolino » asthmatique (Petite « Fiat » ressemblant à la quatre chevaux Renault) et à la réparer de bric et de broc. Ils échappent à de dangereux accidents et survivent à des températures extrêmes. Adroitement, ils réussissent à éviter des rencontres à l’issue potentiellement fatale. Ils dépassent ce « mal du pays » qui surgit parfois cruellement en nostalgie d’un tendre amour laissé en Helvétie.
On a dit l’auteur inclassable. Il est vrai que ce livre ne correspond pas aux récits de voyage démonstratifs qui nous ont été légués par les auteurs classiques. Il ne rentre pas non plus dans la catégorie des récits plus modernes marqués par l’engagement de l’auteur à la manière de journaliste comme Kessel. Peut-être se rapproche-t-il le plus d’un Bruce Chatwin. Thierry Vernet rêvait Bouvier en Albert Londres. Cependant, « l’usage du Monde » n’est pas qu’une narration brillante. Il est le produit d’une très longue maturation de dix ans dont trois années de travail d’orfèvre. Son élaboration s’appuie sur des notes prises sur le vif – dont la plus part ont été perdues accidentellement.
Elle se fonde aussi sur les innombrables lettres adressées aux parents et amis durant le voyage. Autant de comptes-rendus religieusement conservés par leurs destinataires. La restitution du regard de l’auteur rappelle parfois les journaux des voyages d’Ernst Jünger dans les volumes de « 70 s’efface » Le vielle anarque taillait et polissait des diamants acérés à l’éclat polaire. Bouvier, cisèle des phrases qui se succèdent comme autant d’origamis chaleureux se mouvant à la respiration des êtres et des paysages. Cette exigence du style s’affirmera encore par la suite (Chroniques Japonaises ; Le poisson scorpion) et deviendra sublime à maturité dans une « balade » Irlandaise (Journal d’Aran).
Ce perfectionnisme peut être mesuré en contrepoint à la lecture d’un recueil de textes posthumes bruts (Il faudra repartir) réunis par François Laut, écrivain et biographe de Nicolas Bouvier, avec la collaboration d’Eliane Bouvier – épouse de Nicolas. La perfection a sans doute nuit à la réputation de l’auteur dont l’intransigeance heurtait les exigences commerciales éditoriales. La publication de « l’Usage du Monde » dans la forme originale illustrée par Vernet fut sauvegardée par Alain Dufour ami et propriétaires des éditions Droz à Genève. Mais elle restera pratiquement cantonnée à la Suisse et l’auteur ne parviendra à la renommée que bien tardivement.
Bouvier démystifie l’exotisme. Il renvoit ironiquement notre fatuité de touriste au piquet. « L’ailleurs » n’est pas un musée. L’indigène n’est pas un objet, il est notre semblable… « ailleurs».
Youri Fedotoff
Pour Aller plus loin :
Outre les œuvres de Nicolas Bouvier :
– « Lettres à l’Ami » article Lisbeth Koutchoumoff, journal « le Temps »
– Bouvier « l’œil qui écrit », Biographie, François Laut, éditions Payot ;
– Archives de la RTS, interview, émissions avec Nicolas Bouvier :
– Correspondances des Routes croisées (Vernet – Bouvier) CD, la voie du livre éditions Zoé ;
– Les dessins de l’usages du Monde de Thierry Vernet
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